Coûteux, inutiles, encombrants : la chasse aux stocks est déclarée et les industriels se sont convertis à la stratégie des flux tendus. La volonté est là, mais en pratique, les obstacles à sa mise en place sont nombreux. Et un grain de sable peut faire capoter le système. Principale menace : le transport, en particulier le dernier kilomètre en zone urbaine, particulièrement sujet aux imprévus. Pour rassurer la chaîne logistique, les professionnels s’organisent. Tant bien que mal.
Coûteux en trésorerie, en surface et en usure, les stocks sont, en un sens, un gaspillage. Toutes les activités n’ont pas de valeur ajoutée et pour l’entreprise, garder son produit immobile n’est pas créateur de valeur. Une des causes principales de stock est ce qu’on appelle la taille de lot : on calcule la quantité minimale à produire pour une machine pour qu’elle soit rentable. Paradoxalement, les temps de réponse sont d’autant plus longs que les stocks sont grands. C’est surtout vrai pour les stocks d’encours, qui eux viennent du fait que dans un atelier, les ordres de fabrication arrivent alors que les machines sont déjà occupées. C’est un peu contre-intuitif, mais les produits passent leur temps dans les armoires, à cause de priorités de fabrication, d’employés malades… Par exemple, il faut deux heures pour fabriquer un mouvement de montre. Mais ce n’est pas le fait d’une personne : c’est une chaîne répartie. Pour toutes ces opérations, séparées les unes des autres, les employés ont des stocks et des pièces en attente. Et au final, le temps de fabrication est de 40 jours.
Le Just-in-time
L’expression “juste-à-temps” date des années 30. Toyota voulait adopter une production en flux tendu, en l’adaptant dans le sens où on produit ce dont on a besoin, quand on en a besoin. “De fait, le Just-in-time est un des piliers de la méthode Toyota, que dans son ensemble on appelle LEAN”, précise Xavier Perrin, fondateur de XP Consulting. Ce pilier repose sur trois principes, notamment une production en flux : les opérations s’enchaînent sans stocks intermédiaires. Ceci doit être rapproché de la notion de Takt Time, l’intervalle séparant la production des deux unités pour que cela arrive à temps. L’idée du flux tiré vient des supermarchés, qui complètent les rayons en fonction de la consommation.
Depuis 1980, en Occident, on désigne par le terme Just-in-time une méthode de production avec des stocks minimums et des flux tirés. L’intérêt de la méthode est à rapprocher d’un des autres principes sous-jacents à la méthode LEAN : l’identification, dans les unités de production, de celles qui ont une valeur ajoutée et de celles qui n’en ont pas. Cela revient à essayer d’identifier des coûts autres que celui de la main-d’œuvre, et de les optimiser.
Le Just-in-time est un sujet à la mode. Le système LEAN a été développé dans l’industrie automobile, et a remporté un franc succès. Alors que l’automobile, avec la diversité des variantes et la personnalisation des véhicules, rend a priori un système en flux poussé irréaliste. Par extension, le système est arrivé chez les sous-traitants de l’automobile, puis à d’autres industries d’assemblage, comme les sous-traitants pour l’aéronautique. Il se répand petit à petit dans d’autres secteurs d’activité. En effet, dans sa mise en œuvre, il n’est pas restreint à des domaines particuliers. Mais il faut adapter les principes généraux au secteur concerné. Les mêmes solutions pratiques ne pourront pas être transposées, par exemple, dans la grande horlogerie. Ceci dit, “la démarche LEAN n’est pas universelle, explique Yvan Salamon, président d’Argon Consulting. Elle ne s’applique pas à tous les secteurs industriels. Les stocks ont parfois – s’ils sont correctement dimensionnés – une vertu”. Il faut comparer la volatilité de la demande à la flexibilité de l’outil industriel. Si le cycle de production est long, il faut du stock. Il ne sera pas possible de fabriquer à la demande.
Les avantages du flux tendu
“Le premier avantage est la réduction des stocks, explique Xavier Perrin. Pour beaucoup d’industries, cela se traduit directement par des économies.” Les stocks demandent par exemple des fonds de roulement supplémentaires. Le cash est devenu plus important qu’il y a quelques années. Il y a de la dette à rembourser, et la réduction du stock est devenue un des meilleurs moyens pour libérer du cash-flow. Mais ce n’est pas la seule source de gain. Outre les frais de trésorerie épargnés, l’espace libéré est mis à contribution. “Les gens veulent utiliser leurs mètres carrés pour la vente et non le stock”, souligne Fabien Esnoult, président de Colizen. Le Just-in-time apporte également des avantages indirects. Le gros avantage d’avoir une armoire pleine de boîtes et d’ordres de fabrication est que s’il y a un problème sur une unité, on peut passer à une autre en attendant. Même chose pour une absence. Les stocks d’encours permettent de lisser les irrégularités. Réduire le stock d’encours revient donc, d’une certaine façon, à augmenter le risque d’arrêt. Pour compenser, il faut améliorer les machines. “Ce n’est pas qu’un concept, c’est aussi un système de production, c’est-à-dire des pratiques, des règles, des outils et des méthodes, souligne Yvan Salamon. La mise en œuvre d’une démarche LEAN passe nécessairement par la mise en place d’une organisation apprenante, réactive et flexible.”
Une des raisons pour lesquelles on parle de système apprenant est que l’objectif réel est l’amélioration continue. C’est une démarche dans la durée, pas une action unique. “Ce sont des projets de longue haleine”, souligne Xavier Perrin. Un autre problème est que la plupart des indicateurs utilisés ne correspondent pas à une production en Just-in-time. Le taux d’utilisation des machines, par exemple, n’est pas très significatif dans un système où ces dernières sont éteintes en l’absence de demande.
La complexité vient du fait que le cycle global d’un produit est en général plus long que le cycle de la demande client. Travailler en Just-in-time suppose un approvisionnement finement calculé chez ses fournisseurs. “Il y a tout un process d’optimisation des stocks, et de prévision : tous les mois, on passe en revue un grand nombre d’indicateurs, dont l’évolution des commandes, les immatriculations, les tendances du marché, explique Emmanuel Guiffault, chef de service distribution VU et VP chez Renault. L’ensemble est coordonné au niveau européen. En cas de pénurie, les ressources sont réparties.” La même logique de gestion fine des stocks se retrouve pour les voitures. Renault développe également des services pour que les clients ne se retrouvent pas sans véhicules. Ce qui veut dire parfois les bouger. “En location, quand un véhicule revient, il faut en faire quelque chose – et pas nécessairement au même endroit”, souligne Jean-Louis Wiedemann, directeur marketing en charge des véhicules utilitaires chez Renault. Tout cela demande des outils de gestion informatique performants.
Trouver le juste équilibre
Réussir son passage à une production plus efficace demande donc de trouver un équilibre. De fait, l’approche LEAN veut réduire au maximum les stocks. Mais il ne s’agit pas tant de les éliminer que de les placer là où il y en a besoin. Par exemple, un dentiste peut raisonner de deux façons. Soit il considère que la durée moyenne de rendez-vous est d’une heure, et va caler ses patients à ce rythme. Pour ces derniers, c’est l’idéal : pas d’attente. Mais pour le dentiste, cela veut dire qu’il ne maximise pas ses gains ; et si quelqu’un est en retard, c’est directement un manque à gagner pour lui. Au contraire, s’il prend des rendez-vous toutes les dix minutes, il y aura toujours quelqu’un dans la salle d’attente. C’est bon pour lui, mais les patients vont attendre. Pour le Just-in-time, il convient de placer le curseur au bon endroit. “Nous gardons en réserve un certain nombre d’exemplaires de véhicules très spécifiques”, décrit Jean-Louis Wiedemann. Même si la demande est rare, elle doit pouvoir être satisfaite rapidement quand elle arrive. L’ajustement de ce paramètre est ce qui fait toute la difficulté d’un passage réussi à la pratique des flux tendus. Car plus on les tend, plus une déviation, un incident ou une erreur peut avoir un impact grave. “L’inconvénient majeur est une plus grande fragilité”, estime Xavier Perrin. Le stock est une sécurité. Il faut être très réactif pour pouvoir s’en passer. Mais il s’agit d’une question d’organisation interne.
L’autre problème majeur est potentiellement plus gênant encore, car il implique un maillon essentiel de la chaîne qui est très majoritairement le fait de prestataires extérieurs. Le flux tendu fabrique, de facto, un coût de transport moins optimisé. Demander des livraisons plus petites à ses fournisseurs revient souvent à augmenter le coût d’achat ; et les frais de transport gonflent à cause de l’augmentation de fréquence. Tout cela est certes à mettre en balance avec la réduction des coûts de production, mais pour être vraiment efficace, il faut repenser les transports.
Le transport, étape cruciale et délicate
Il faut être capable, de façon exceptionnelle, de répondre rapidement à un besoin, et d’assurer au quotidien une livraison ponctuelle – car un retard met à mal la fluidité de la production. Or, tout le système repose sur le fait de pouvoir planifier précisément ses approvisionnements et ses livraisons. La situation se complique encore quand on prend en compte la tendance actuelle à la délocalisation. Les lieux d’approvisionnement se déplacent, s’éloignent, et les transports suivent. “Il ne faut pas non plus oublier que nous sommes dans une société de plus en plus globale : les usines sont parfois très loin des marchés, ce qui ne raccourcit pas les délais d’approvisionnement”, souligne Yvan Salamon. Le plus souvent, améliorer sa réactivité passe par une refonte totale. La taille des lots diminue ; la fréquence de passage augmente. Par exemple, les pharmacies en grande agglomération demandent désormais à être livrées jusqu’à trois fois par jour. Une nécessité pour garder leurs clients – si le produit est là dans trois heures, pas la peine d’aller dans la pharmacie d’à côté. Le dernier kilomètre, c’est-à-dire l’accès en centre-ville, pose certains problèmes particuliers. “Le premier est la qualité de l’air, détaille Jean-Louis Wiedemann. C’est un sujet qui motive beaucoup les municipalités, et les camions sont très polluants. En plus, les risques de congestion aggravent encore le cas, et un camion va avoir tendance à générer des congestions.” Les agglomérations présentent aussi des problèmes spécifiques de stationnement et d’embouteillages – livrer un samedi soir reste un enfer -, qui augmentent encore le risque de retards dans les livraisons. Sans oublier l’hostilité du public devant un camion qui bloque la rue en déchargeant sa cargaison. “Il faut se battre pour faire comprendre qu’on a besoin de livrer des marchandises, explique Fabien Esnoult. Car parfois, il y a un décalage entre ce que les gens veulent et ce que cela implique.”
Il existe deux marchés distincts : la livraison aux particuliers, et le b-to-b pour lequel le juste-à-temps est lié à la réduction des mètres carrés de stockage et à l’optimisation des réapprovisionnements, grâce à un système d’information central. Les deux obéissent, à des degrés différents, aux mêmes mécaniques. “Il y a deux options : soit le plus vite possible, soit le client veut sa livraison où ça l’arrange, quand ça l’arrange, explique Fabien Esnoult. Pour certaines commandes, nous disposons seulement de 2 heures entre la prise de commande et la livraison.” La livraison sur rendez-vous peut être plus ou moins facile à arranger selon, entre autres, la taille du colis. Pour des livraisons importantes, qui nécessitent deux livreurs, la tolérance à l’échec est infime. En terme de logistique, cela se traduit par des prix différents et des volumes différents. Du coup, les grosses livraisons sont souvent le fait d’acteurs spécialisés. La notion de “plus vite possible” est parfois contrainte par le produit, par exemple des fleurs ou des produits frais. Là aussi, il faut un rendez-vous, mais cela doit en plus être rapide. De plus, le poids est en général important. Un service client est un outil indispensable pour parer aux situations d’urgence.
Mais, pour que l’organisation soit vraiment efficace, les schémas de distribution doivent être modifiés. Les transporteurs se sont déjà engagés dans cette voie. “C’est un problème essentiellement logistique, estime Fabien Esnoult. Or, le problème des schémas logistiques, c’est qu’il y a toujours des impondérables. Les conditions ne sont jamais parfaites.” L’évolution la plus importante est le passage à un système de tournée, au lieu d’une livraison point à point. Mais le système ne peut être rentable que si le taux de remplissage des véhicules est suffisant. Heureusement, des logiciels de gestion de plus en plus complexes sont capables d’établir les routes les plus efficaces. L’idée est de disposer du maximum de clients pour parcourir le moins de kilomètres entre deux livraisons. Le nerf de la guerre est l’optimisation. Quitte à marcher s’il le faut. De ce point de vue, l’informatique est d’une aide précieuse. Plus on avance, plus les technologies permettent d’être dans des flux de plus en plus tendus. Une autre adaptation est le rapprochement des entrepôts du client. “Au lieu de partir de grandes zones industrielles, le plus souvent éloignées, nous possédons des entrepôts dans la ville, au plus près du destinataire, décrit Fabien Esnoult. Ainsi, nous limitons au maximum les déplacements.” Enfin, les livreurs seront probablement les premiers à s’équiper en masse de véhicules électriques, qui correspondent aux nouveaux usages des utilitaires : des circuits de livraison en boucle, avec des distances limitées, et un hub central où recharger les batteries. Sans oublier le respect complet des normes de pollution atmosphérique et sonore. Mais, un domaine reste inchangé : les conducteurs. Le permis de conduire standard permet de prendre le volant d’un véhicule utilitaire jusqu’à un poids total de 3,5 tonnes. “C’est de fait la contrainte la plus limitante, et certaines n’hésitent pas à surcharger”, remarque Jean-Louis Wiedemann. Et avec l’augmentation du confort et de la sécurité, les véhicules s’alourdissent, ce qui entraîne une diminution de la charge utile. Du point de vue légal, un véhicule utilitaire léger peut être conduit avec un permis normal. La formation est donc laissée à la bonne volonté du transporteur, même si dans le cas des véhicules électriques ou hybrides, une connaissance de la mécanique particulière de ces véhicules est recommandée.
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